vendredi 6 juin 2008

Celui dont je ne peux prononcer le nom

Mes amants sont mes muses.
Tous, même ceux que je n'aime pas. C'est à croire que la vie me les offre un instant pour cruellement et superbement les transformer en matière littéraire. Des yeux qui deviennent des E dans l'O, des sourcils circonflexes, un sexe en l minuscule, ou majuscule, tout dépend, il faut avoir un peu de chance dans le clavier-caleçon. De leurs mouvements de reins, j'en fais de longues lignes hybrides, avec des points-virgules, et parfois des vers passionnés. Des alexandrins baptisés pour un Lissandre, ou un Patrice. Du mot, des guillemets pour les choses que l'on m'a dites et que je répète, l'italique pour la façon de parler, un argot bien placé, l'expression d'une émotion ou encore le verbe d'un bel italien. En bref, le dictionnaire m'offre presque plus de palette que les sentiments, et grâce à ceux qui croisent mon chemin, j'écris lentement le livre de ma vie, tandis qu'ils salissent ou s'amusent sur mes pages vierges. Il faut dire que je suis une méticuleuse, une torturée, et que je retiens tout. Les histoires sans pause, sans blanc sans virgule; d'autres où je saute
                                                          à la ligne, je passe, et j'hésite en suspension... Certains amours ne méritent ni majuscules ni de "vous", mais un tutoiement intime, impératif, une apostrophe osée, un viens qui se murmure au fond du lit ou qui se crie dans une nuit d'alcool...
Que j'aime écrire sur eux. Mes muses... Mes muses détestent cela. Mon regard amusé qui écoute et qui en un clin d'oeil se vide pour mieux penser, s'enfuit pour mieux écrire, se dérobe pour moins s'attacher; les bons mots ou les disputes ratées relatées, les déclarations peintes pour s'amuser, c'est insoutenable pour mes protagonistes. Peut-être se rêvent-ils chantés en un éloge ou un sonnet moiré, une élégie amoureuse, un tableau flamand d'un clair-obscur flatteur, une douce lumière de chambre, ou de campagne. Mais il n'en est rien, je suis contemporaine, alors ce sont des spots rouges et blancs, et voyeurs, qui décortiquent les corps et choisissent les parties les plus intimes sans scrupule. Une science de l'approche et du partage. Mais je suis mauvaise joueuse, intraitable: l'autre se donne, et moi je le prend carrément plutôt que de donner un peu de moi-même à mon tour. J'ignore ma couleur et ma propre matière, voyez-vous. J'ai bien moins peur de m'attaquer aux masses existentielles des autres, au risque supposé peu dramatique de me tromper, que de mal me sculpter moi-même et de me rater. Peut-être qu'encore tout simplement je m'entraîne, et que bientôt je serais suffisamment experte pour enfin cesser de faire mes griffes sur les autres, en plein dégât, et commencerais-je enfin ma propre toilette.

Mes chéris.
On a voulu me quitter pour mes sarcasmes ou mes publications; on m'a reproché si fort mes divulgations que j'ai dû choisir. Mais choisir entre ce que j'écris ou la personne, cela me revient à choisir entre lui ou moi. Et me voici là, bien vibrante, alors vous savez bien ce à quoi je ne peux me nier. Cependant ils n'ont pas tort. Parce que le vrai problème de mes muses, c'est que ce sont des muses, justement. Des supports humains parfois froids, parfois lointains, pour mes éjaculations poétiques, mes rêveries amoureuses, mes fantasmes. Mes poupées que j'aime à chouchouter, à vêtir à ma guise... Ce sont moins des hommes, mes hommes. Et si je peux écrire sur eux, c'est qu'encore j'ai la tête froide, le coeur loin d'éclater et la maîtrise de mon corps. Car je ne saurais véritablement prendre le risque d'abîmer la matière brute et pure d'un réel amour, d'une vraie histoire.


Ainsi il y a ceux sur qui je n'écris pas, ceux que je cache. Ceux qui me laissent muette, bouche-bée, en malaise de vocabulaire. Je dis ceux, mais il n'y en a sans doute qu'un seul, indéfinissable et particulier, qui me fait ravaler mes mots comme cela: celui sur qui je ne peux pas écrire. Parce que les journées passées avec lui sont déjà tellement romanesques, pas besoin d'en rajouter, nos tableaux sont parfaits, vous dis-je. Et s'il manque quelque couleur, on la choisit et l'on s'y attarde ensemble, et n'allez pas croire cette bêtise toute simple de croire que nous créons main dans la main. Non, c'est bien plus une dangereuse danse, un troublant va-et-vient, un tango de celui qui se dérobe sans pour autant négliger l'autre. Il m'amène d'un pas certain, tout contre sa hanche, vers la nouvelle oeuvre qui s'ébauche. Un cadavre exquis de la vie, de notre liaison. Il faut être alerte, rapide. Toutes nos répliques, c'est de la Nouvelle Vague, du cinéma, il aime mes fesses et l'on a les cheveux dans le vent, et ça je ne peux pas l'écrire. Ca a déjà été fait, même si on le fait mieux encore.
Et l'on fonce droit devant; je ne peux pas m'asseoir sur le bord de notre route, ne serait-ce qu'un instant, pour écrire ma contemplation. Elle est éphémère et frivole aussi fortement qu'elle nous est nécessaire, mais jamais acquise. Voilà, c'est cela aussi, du travail appétissant, un effort créatif qui me bouffe le stylo, qui épuise mon encre. Ne reste que nos souffles, et nos demi-mots. Et quand on se perd, là-bas, au bout du tunnel, ou dans la forêt de la mémoire, tendrement on tourne la page blanche... C'est d'elle dont j'ai tant besoin: elle est parmi la densité des mots comme un parc frais, ou l'océan chéri de mes possibles.










Pas de mots, pas de mots, rien que du chant désespéré, de la voix, du cri. Et tout le reste n'est que littérature.





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