Le destin : parce que parfois, vraiment, il n’y a pas de hasard.
J’aurais dû avoir des enfants déjà. Je sais pas exactement combien, sans pilule du lendemain ça m’en ferait peut-être deux, sans divorce ça m’en ferait sûrement un. Un p’tit, un moitié-mien, qui me parlerait français et argentin. Un caïd fatal des rues de Buenos Aires, un porteno redoutable, un titi parisien pendant les vacances d’été, qui sont en hiver, bref, voilà un peu comment j’imaginais la chose. Avec les yeux noisette et bridés de son père, mes sourcils, son torse, mon accent, son charisme, mon humour… Finalement on se projetait nous-même dans cet enfant, notre amour, notre couple, ce que j’aimais chez lui, ce qu’il aimait chez moi, ce que nous aimions chez nous, et nos défauts à faire valoir aussi. Un concentré de moi, de lui, un petit nous vierge et propre, une émulsion de notre passion en kit, une vie à construire. Qui filerait plus droit que nous, on espérait.
La vie, et non pas le destin, j’aime à croire, en a décidé autrement. Comment évoquer rapidement, en quelques mots, une catastrophe amoureuse ?...
Le jour où j’ai annoncé, J-3 semaines, que je rentrais en France, je brisais à la fois un mariage, des espérances, et nos cœurs. J’avais vingt ans, et c’est la grande différence de notre histoire : mon homme, il en avait presque trente, et il y avait vraiment cru à notre histoire de famille. Il ne s’était jamais angoissé à aucun retard ou oubli de pilule, et brandissait au-devant de ses propres yeux la libreta de familia, tellement il était fier et impatient.
Mais je suis partie quand même.
Boum.
Rien à foutre du fameux contrat.
Un gros silence. Des silences. Puis
plus rien, un moment.
Il m’a dit l’année d’après qu’il avait vécu comme un deuil ma disparition.
Ne restait de moi, dans notre grand appartement, qu’un tableau inachevé, des tas de projets dans mon atelier et des photos. Beaucoup de photos. Il restait encore les essais qu’on avait fait dans la chambre noire. Des nus. Des traces d’une autre vie, d’une morte.
Et mon odeur.
Il m’a dit aussi que c’est cela qui a été le plus dur, mon odeur, et le silence de l’appartement, le manque de mon rire et de mes cris… Parce que parfois même la haine et la colère sont préférables à l’absence, et l’insatisfaction la plus complète semble plus surmontable que la solitude. Mais ses reproches étaient sans mot ; c’est la lourdeur de nos échanges qui me révélait toujours les mêmes choses : j’avais coupé en deux l’orange sellée, mutilé l’âme sœur, abandonné l’être aimé.
Un soir, j’avais tourné le dos, et pris un bus.
Il m’a fallu un an pour retourner là-bas, le revoir. Un an, presque jour pour jour. Une année, à voir à quoi ça ressemble ma vie sans lui, ma vie seule avec ce moi que je ne connaissais pas... Comme dans l’autre l’on s’ignore, comme sans lui je ne savais plus.
J’ai dû réapprendre à parler français, étoffer à nouveau mon vocabulaire, réunir mes amis, retrouver mes frères ; je me suis donnée à d’autres sans perdre l’idée d’une trahison... Ce n’est pas par la pointe de mes seins que l’on m’atteint le cœur. Une année d’amours médiocres, de passions inertes, de sexe ennuyeux; une année pour me trouver, une année à me recentrer, à me prouver que seule, c’est mieux. C’était le but du départ, quand même. Il me fallait me démener et me battre pour trouver du goût, sans sa salive.
Passer minuit c’est le plus dur. Je sais que là-bas, il est six heures de moins, il est libre pour me parler, il sort du travail...
Et au bout du fil je chavire, contemplant d’ailleurs les immeubles d’Haussmann, orangés par mon lampadaire, et tout semble flou au travers de mes absurdes larmes. Quelques minutes pour retrouver cette douce schizophrénie de ma vie ; oublier mon français et mes amis, replonger dans de l’argentin, le pathos du tango, les mots de l’amour. Il ne parle pas ma langue, et il ne la parlera sans doute jamais. A chacun ses limites, et au moins des concepts étrangers ne lui martèlent pas la tête, comme à moi... Te deseo, putita rusa, preciosa, te odio.
Hola Ernesto. Como estas?
...
Je n'ai jamais eu besoin de me présenter.
Tortueuse attente, je pensais.
Vie de chienne que cette vie loin de mon unique amour ; Paris de merde sans mon homme, accessoires du soir dérisoires.
14h de vol.
Puis 1h de vol...
Cordoba.
Je l’ai tout de suite appelé quand je suis arrivée. On voulait attendre quelques jours avant de se voir, et on avait convenu qu’on ne se verrait qu’une seule fois et puis baste. On voulait pas se jeter à nouveau dans la gueule du loup, surtout qu’on s’était déjà fait bouffer par celui-là. C’était le moment de la digestion.
J’ai dans la rétine l’image parfaite de son allure et de ses secrets : ce qu’il portait, mais plus clairement l’intention qui se cachait derrière ses fringues d’ado, simples et désinvoltes. Il était déjà plus de minuit. Je l’ai vu venir du bout du parc.
La pensée la plus claire dont je me souvienne, c’est mon impression, ce matin-là. Je me suis dit qu’il ne me faisait plus jouir comme avant.
Dans la pénombre de notre chambre enfumée et humide de nos voluptés, j’étais lasse et surprise : je me suis rendue compte que mes amours médiocres, que j’avais tant méprisé, m’ont forgées encore et malgré moi. J’ai vu ce que j’avais parcouru. J’ai dissocié ; je me suis reconnue sans lui.
Ce n'était plus si pur... Cette blancheur triste et perdue, ce total abandon que j’avais recherché entre ses draps, en ce lit qui était mien, dans les décombres de ma vieille chambre, c’était toute l’eau. L’eau sous les ponts. C’était l’eau de l’Atlantique aussi... J’étais enfin repassée de l’autre côté.
4 commentaires:
tendre
profond
tu grandis
C'est impossible de laisser un commentaire sur un texte comme ça, ça a toujours l'air con. Mais il fallait quand même que je te dise qu'il est très beau.
mmmh c'est doux et fort ta manière d'écrire. ça donne envie de vivre plein de choses, aussi douleureuses soient-elles.
et l'anonyme d'au dessus qui commence par mmmh, c'était signé alex gonzal, celle qui a dîné avec toi chez gouze il y a quelques temps :)
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