vendredi 11 juillet 2008

Moi non plus

Je ne sais plus comment on dit Je t'aime.

Je crois que je l'ai trop dit. Et trop entendu aussi. Ainsi, mon vocabulaire et mon coeur se seraient essoufflés en même temps, progressivement, et les deux désormais me jouent des tours: aucun mot ne me vient aux lèvres, et plus rien ne fait palpiter mon petit organe. Enfin presque. Je ne sais plus, je ne sais pas. Je l'ai prononcé en toutes circonstances et à tous les degrés d'amour, alors aujourd'hui quand je ferme les yeux et que l'envie me prend ne serait-ce que d'y penser, quand je crois que peut-être j'aime (attention) et que je voudrais le dire (ô miracle), tout à coup une fausse actrice mime mes paroles à ma place, et je la déteste parce qu'elle m'empêche d'aimer, d'être, avec son brushing ondulé et ses faux cils; elle est fatale mais dans une heure et demi elle n'aime plus personne, elle sera partie. Comme ça. Comme moi.
Ce tintamarre de mots d'amour m'a noyé, comme un moteur trop plein d'essence, plus rien ne démarre: je ne reconnais plus si j'aime. Je m'appuie sur un passé qui ne cesse de progresser et je cherche vainement des indices pour juger mon baromètre amoureux. 
J'aime depuis que j'ai douze ans. Mon coeur s'est fait dépuceler en colonie de vacances, c'est assez classique, un grand coup de foudre avec un J-B aux cheveux longs et au tee-shirt large. On s'est regardé, on s'est aimé, on s'est embrassé le soir dans un parc; il y avait des feux d'artifices et j'avais une chair de poule sur tout le corps qui me mit la puce à l'oreille sur ma précocité. Il vivait en Normandie, ç'a été notre drame, mais enfin, il existe un amour pour tous les âges et à chaque saison, un petit tour et puis s'en vont, et viennent les amours prochaines, petits bourgeons. J'ai vibré des amours très différentes, avec un corps qui muait à chaque fois, jamais le même: j'ai aimé une première fois dans le noir complet, les volets fermés et sous les draps; puis mes seins ont poussé, tandis que mon ventre fleurissait; les persiennes ont peu à peu fait lumière sur nos chairs et nos coeurs...

Alors j'en ai crié des Je t'aime au fond des nuits, et j'en ai susurré le matin; j'en ai pleuré l'après-midi, de ces déclarations d'amour-là. J'ai bien sûr dit Je t'aime comme tout le monde. Comme un garçon, juste pour faire l'amour, et j'ai fait semblant d'aimer afin de goûter à une belle histoire de corps; et comme un salaud, j'ai carrément menti, pour faire plaisir, ou parfois par ennui, ou encore comme un bluff au poker: j'ai tenté le coup du Je t'aime pour voir s'il pouvait faire monter nos mises et exciter notre jeu. Beau coup de parlotte.
Et comme une fille, je l'ai dit au comble de l'orgasme, même entre deux portes cochères, d'un besoin de mettre un peu de poésie partout; ou encore je l'ai avoué les yeux pleins de larmes et d'idéal, amoureuse, réconfortée et certaine de notre avenir. Mais un peu trop souvent pour que j'en reste sincère. On ne badine pas avec les Je t'aime, parce que c'est de la connerie: ils bousillent l'amitié, alourdissent le sexe, confondent les passions et enlaidissent l'amour. Il nous faut trouver des alternatives, car quand on l'a entendu cinquante fois sorti de toutes sortes de bouches, de toutes sortes de voix depuis la maternelle, du garçon boutonneux au lourdeau de l'adolescence, et qu'à chaque 14 février, même la vitrine du Monop' le revendique, quand on aime vraiment, putain on a bien du mal à le dire, et à l'entendre. On est saturé, puis ce serait trop moche un amour à la grande surface, et on a de l'orgueil lors d'un nouvel amour: on ne veut pas qu'il soit pareil, alors on lui brode des détours et des alternatives: on se dit qu'on s'apprécie; on s'adore; on s'aime beaucoup, à la rigueur, et encore. Phonétiquement, il ressemble de trop près à l'officiel, celui-là.

Cette furie imaginative pour ne pas être ce roman à l'eau de rose ou ce mauvais film d'amour du dimanche soir peut mener loin, très loin, simplement pour sentir niaisement qu'on foule la terre d'un pays merveilleux jamais découvert. Dérisoire obsession: la carte du Tendre a déjà été dessinée. On recherche l'ombre, le secret, et même l'exotisme pour fuir en avant vers cette rare artère du coeur pas encore bouchée d'une alimentation sentimentale trop sucrée et trop grasse.
J'ai aimé un Argentin en argentin, et hypocritement j'ai trouvé un grand soulagement à pouvoir abuser du Je t'aime à tout va dans un autre langage. Ca paraît tout bête, mais c'était différent. Enfin j'entendais un mot dont je cautionnais et partageais le sens sans écoeurement; ses Je t'aime à lui m'étaient nouveaux, jamais entendus, jamais murmurés aux creux des oreilles, ou des reins.
Te amo. Original. Génial.
Ces deux mots-ci m'ont donc sauvé la peau quelques années, j'ai pu baisser la garde, les armes, et vivre un peu d'amour vrai. Cependant si j'en comprenais le sens, je crois que, idem qu'en français, j'en ignorais l'usage, et me voici de nouveau sur le carreau, ou plutôt sur le pavé, dans les rues de mon Paris, mon alliance en poche. C'est fini l'Argentine, c'est fini les sorties de secours, j'ai un chemin à renouer avec ma propre langue avant que d'aller m'aventurer dans les territoires des redoutables passions latines.

Ce soir j'ai rendez-vous. Peut-être. Avec un quelqu'un qui m'est important. Et tandis que je me paume entre les lignes tressées de l'amour, entre celui que je n'ose ressentir dans un monde qui a tout montré, et celui que je tais parmi l'océan de mots bleus qui nous subjugue, mon frère m'offre sans détour ce qui pourrait être ma derrière ligne: tu dis Je t'aime quand t'aimes, c'est pas compliqué.

Mais je sens bien que je n'ai pas encore dit tous mes mots; il me faudrait une suite. Parce qu'après tout, à chaque nouvelle histoire ce n'est qu'un fil que l'on suit encore, que l'on rafistole, et l'on réagit à fleur de peau quand viennent les saveurs d'antan. Passé vingt ans, on essaie de ne plus se faire poser de lapin, quand même. Quelques b.a-ba dans nos ébats. Une tendre intolérance apparaît: notre moitié se fait moins supportable au fil des jours, et l'on tente dans notre ultime inquiétude de s'épargner soi-même. Mais je crois que c'est là chose vaine: l'enfer, c'est l'Autre, avec ou sans sentiment; le problème ce n'est pas le Je t'aime, mais toute sa signification en puissance: dire Je t'aime, c'est continuer; c'est recommencer; c'est s'exténuer, se laminer, ou s'éclater, aussi. Parfois...

C'est replonger une énième fois dans ce lac plat et sombre, insondable, et dans lequel j'ai d'ores et déjà trop bu la tasse.



A suivre.



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