dimanche 17 avril 2011

La maudite éducation




Règle n° 1 : mettre sa main devant sa bouche quand on bâille.
Ça semble élémentaire, et pourtant, je crois que je ne connais pas un seul type qui le fasse. C’est l’une des choses qui me rebute le plus, surtout si je commence à peine à connaitre la personne, et que je ne l’aime pas encore : le voir entrouvrir de fatigue grand sa bouche ; j’ai l’impression de voir un cheval, et ça me dégoûte.



Mon éducation à moi n’est pas irréprochable pour autant. J’ai été élevée sur certains points à la sauvage, et pourtant les mêmes phrases ont inlassablement et impitoyablement bercées mon enfance : mets ta bouche à ta cuillère et pas ta cuillère à ta bouche, mets ta main devant ta bouche quand tu bâilles, enlève tes coudes de la table, tiens-toi droite, on ne chante pas quand on mange, ne traîne pas des pieds. Mon père a même tenté, en vain, de nous convaincre que « les enfants ne parlent pas à table. » Sans succès aucun.


A l’éducation qui se voulait bourgeoise de ma mère, s’ajoute un machisme bien argentin du côté des mâles de ma famille : de père en fils, ils marchent toujours trois mètres devant et c’est eux qui paient les coups. Générosité innée pour la nouvelle génération, du côté de mon père c’était minutieusement calculé : je l’ai vu inviter mes petits amis, payant leur coca d’un air méprisant, montrant par là qui était encore et toujours l’alpha, le seul à capter vraiment la précieuse valeur de sa chère fille et à payer son café. Il se ruait littéralement sur l'addition, me montrant en un mouvement de cils comme mon chéri était un empoté, loin d'être prêt face aux coups bas du père.


Adolescente, il ne laissait pas que je me servisse moi-même l’eau à table : une fois, il m’a pris la bouteille d'eau des mains, fermement, ajoutant : « Comme ça, tu t'habitues à être traitée convenablement, et tu supporteras pas un type qui te traite moins bien que ton père. »



Pauvre de moi.


La plupart de mes amours se sont terminées avec le reproche de « princesse » toujours prête à la déception et au caprice ; c’est que j’y peux rien, je ressens instantanément du mépris chez l’homme qui ne me sert pas l’eau à table, qui bâille béant, passe devant et ne tient pas la porte. Le pire, c’est qu’étant une simple question d’éducation, de forme, les plus galants ne sont pas forcément les meilleurs ; mais ça, j’ai toujours autant de mal à le croire sincèrement.


Une fois, j’ai cessé de voir un garçon beau, tendre et intelligent, parce qu’il ne m’avait pas servi le vin à table. C’est terrible, je sais, mais plus fort que moi. Certains se livrent à une bataille intérieure entre la maman et la putain, moi c’est entre le manant et le maintien. J’ai la superstition qu’il ne peut arriver rien de bon pour la suite, si ça commence comme ça : médiocrement. Ce qui explique aussi que je m’éclate aux côtés des hommes d’un autre âge : ils ont la filouterie de ne jamais laisser les verres des femmes se vider à table, par exemple. J’y vois une hypocrite galanterie, d’un autre siècle, à faire en sorte que la belle alcoolique à sa droite ne puisse plus compter ses verres, puisque jamais elle ne les a vidé, et que toujours ils se montrent sous leur meilleur jour : pleins.


Enfin, je trouve ça franchement plus joyeux : il y a quelque chose de lugubre, loin de l’idée même de l’ivresse et du vin, à devoir finir son verre pour le voir se faire remplir. Mélanger le boire et le mérite, non merci.




Le pire, c’est qu’à ces strictes règles qui ne s’illustrent désormais que chez l‘homme de plus de 40 ans, mes parents ont pris soin d’ajouter implicitement, toujours sur le ton de la blague, mais suffisamment récurent pour que ça s’imprègne, une étrange grille des qualités qu’un homme doit avoir pour entrer dans le famille (machisme oblige, les femmes peuvent se contenter d’être douces, débrouillardes et très jolies ; c'est pour les hommes que c'est vraiment la galère...) :

-avoir une véritable ambition personnelle, aimer et connaître le jazz, être un habile joueur d’échec, aimer la bonne bouffe et savoir cuisiner, être à la fois bricoleur et philosophe, de préférence les yeux bleus (j’appartiens à l’unique famille de juifs aryens arborant fièrement des yeux bleus depuis le Vème siècle avant J-C), parler convenablement au moins une autre langue, jouer parfaitement le tarot (au moins finir par sincèrement s’y intéresser) et enfin, vénérer les Beatles.


Gamine, j’avais deux petits amis, et je désespérais, ne sachant lequel « définitivement » choisir. Mes parents, avec des amis, en avaient fait le grand débat du dîner, et avaient solennellement proféré : « demande leur quel album des Beatles ils préfèrent, et choisis en conséquence. » Mention Spéciale pour celui qui choisissait le White album, ou encore Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band ; pour tout autre album, une savante justification était demandée.



Les malheureux Beatles, s’ils savaient qu’ils étaient devenus l’instrument d’une pure et simple discrimination… Quoiqu’il en soit, comme mes deux amoureux finirent par m’avouer ne pas trop connaitre les Beatles, et en tout cas d’être incapables l’un et l’autre de choisir un album précis, pensant être pétrie de bon sens, je finis par les quitter tout deux. Comprenez-moi : ce n’est pas que la perte était grande (à vrai dire, cet absurde test m’a évité une histoire d’amour avec deux idiots) mais enfin, cette histoire de valeur à outrance, ça frise l’intolérance. On dirait du communisme : c’est pleins de bonnes intentions et les idées ne sont pas trop mauvaises, mais ça finit par accuser la moitié de la planète.


Ainsi, je finis par frémir si par malheur j’aime un bel ignare aux yeux marrons...




C’est carrément à cause de ces nombreux petits détails intransigeant et exigeants que d’adorables prétendants ont terminé leur quête dans l’espace glacé du goulag sentimental. Out of Siberia.

Ceci dit, toute cette belle éducation pseudo érudite et bobo avant l’heure ne m’a pourtant pas empêché d’épouser un inculte en matière de jazz, insensible aux échecs, qui me faisait fondre avec des yeux de chinois couleur noisette.

Je pourrais dire que vu l’échec de cette relation, j’aurais peut-être mieux fait d’écouter le paternel ; pourtant, du plus loin qu’il m’en souvienne, je crois bien que le jour où je suis partie, il m’a bien tenu la porte.

Cordialement.


Comme quoi, la galanterie, à la fin, c'est tout ce qu'il reste.

Aucun commentaire: