dimanche 22 mars 2009

INES

En Argentine, ils font des veillées funèbres au décès de quelqu'un.

Je n'y étais jamais allée auparavant, et je n'avais vu qu'un seul cadavre dans ma vie, jusqu'à présent: celui de ma mère. A l'époque, ma grande soeur m'avait conseillé de toucher son corps, pour bien saisir dans ma tête qu'elle était morte, ma mère. Je l'ai fait. J'ai touché. C'était froid, bien sûr.

Les ambiances des veillées funèbres c'est vraiment étrange, tout-à-fait particulier: les amis viennent, les voisins viennent, les collègues viennent, partager l'intimité d'un chagrin, l'intimité d'un corps. On parle tout bas dans une pièce faite pour ça, dans une sorte de salle de spectacle morbide -c'est le cas de le dire- avec de la moquette bordeaux au sol, les murs saumon-clair et une odeur affreuse.
Je suis allée voir Inès, la mère de la compagne de mon oncle. Je l'avais vu un peu avant, elle était très gentille. Je n'ai jamais compris de quoi elle était morte; mais elle avait bien vécu, du moins elle était vieille, un peu. En général, quand on ne connaît pas on ne s'approche pas trop du corps, on entrevoit simplement derrière le paravent les pieds qui dépassent. C'est drôle, un mort avec des chaussures. Moi je suis quand même allée la voir, pour voir: ça ne fait que deux cadavres seulement, à mon passif.

J'ai connu une autre Inès, beaucoup plus jeune, et plus jolie. Une Française, cette fois. C'était juste l'amie d'une amie. On s'est vu deux fois à peine, je crois. Mais on a beaucoup parlé. On s'est bien entendu. Je me souviens en détail de la racine de ses cheveux, qui s'élançait vers l'arrière, en soleil: une crinière raide de lionne, épaisse et châtain. Je sais pas exactement ce qu'elle faisait, je sais qu'elle était brillante.

C'est un peu glauque de parler au passé. C'est qu'elle est morte vendredi je crois, brûlée dans les escaliers d'un immeuble. Quelques étages en-dessous de la chambre de son mec, il y a quelques jours, donc.

J'ai appris la nouvelle au téléphone, entre trois sanglots pas très compréhensibles: il fallait agir sur le terrain. Je suis alors allée tenir un peu de compagnie à mon amie qui était son amie. On a fait une veillée maison, avec des copains, et des nachos maison aussi.
C'est vraiment pas évident de raisonner des morts comme ça, à vingt et un ans. Ou à vingt ans et quelques mois. Enfin, à la vingtaine. Personnellement, je suis restée bloquée sur le simple fait qu'on meurt encore d'un incendie en plein centre de Paris, de nos jours. Il y en a qui répondent bien vite que évidemment, et que pour toujours ça continuera de nous tuer, les incendies. N'empêche, ça m'interloque. Ça me choque. C'est comme la grippe: absurde, un peu. Ça arrive encore. Encore.

On buvait de la vodka avec Olia, bien contentes d'être en vie, et inquiètes quant à la vie du mec d'Inès, qui est resté vivant, lui, enfermé dans la salle de bain, quelques étages au-dessus. On a mis du lait et du Bayley's dans notre vodka, c'était comme le goûter des dépravées, le petit lait des tristes. Olia elle y mêlait ses larmes, tandis que je buvais comme il se doit. Partenaire.

J'ai fait des blagues. J'aime bien faire rire dans les pires moments.

Puis je suis vite partie, laissant Olia aller vers des copains à elle qui connaissaient Inès bien mieux que moi. Ce n'était pas difficile après tout. Même si on s'était dit des choses intimes. Même si je savais de la mère de son mec et de son mec depuis trois ans et de son père et de ses envies et de sa lassitude et de son quotidien plein de remue-ménage et de galères à se tirer ses beaux cheveux, à faire couler son eye-liner dans un vieux rade du Vè.

C'était l'heure entre chien et loup où la lumière coupe le souffle. Le vent aussi. J'hallucinais du nombre de gens qu'il y a à Saint-Michel le samedi soir. C'est nul les gens là-bas. On n'y comprend rien. On est bousculé comme à Châtelet: les gens me bousculent-ils bruyamment juste pour aller manger des falafels?
J'ai serré ma veste autour de ma gorge toute la soirée; ce soir-là. J'ai protégé mon cou. Comme une folle-dingue. Je cachais mon menton dans mon col. Un demi-visage. Ma main était crispée, il n'y avait rien à faire, elle ne démordait pas. Elle protégeait je-ne-sais-quoi.


J'ai tourné rue Saint-Jacques et les pensées sont venues comme des guerrières, des virus pire que le cancer, encore plus rapides et généralisées.

Les pensées cachées de ma maman. A l'ancienne.
Trop intensément peut-être cette fois.
Ça faisait longtemps.

Enfin, non, j'y pense un peu tous les jours. Curieusement, j'ai pensé à elle très fort, j'ai pensé à elle comme une véritable interdiction, j'ai enfreint ma propre règle: il y a des années que je ne m'accorde pas des émotions comme ça. Et c'est fou à quel point les choses rangées dans les tiroirs de la mémoire ne pourrissent pas. Rien à faire, c'est intact, ça a gardé le même goût, la même odeur, la même chaleur, le même froid. Comme elle me manquait et c'était terrible à la fois, car même si la mémoire ne vieillit pas, c'était encore et toujours fichu que jamais je l'ai appelé Isabelle et toujours Maman et que je ne l'ai pas vu femme et qu'elle non plus elle ne m'a pas vu femme, ou demi-portion de femme.
Comme elle me manquait, à Saint-Michel un putain de samedi soir.

Entourée de touristes, en plus.

Depuis, je me demande si cette sensation éprouvante et chaude et douce va revenir dès que quelqu'un meurt autour de moi. Ou quelqu'un comme Inès, trop jeune et trop belle. Et intelligente.



Je ne sais pas.



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3 commentaires:

Anonyme a dit…

J'ai le coeur qui bat, je ne sais pas si c'est parce que j'ai un peu bu et fumé mais on comprend .

Anonyme a dit…

Bonjour à toi,
Je comprends
De l'absurdité...
La soeur de ma mère est décédée dimanche midi d'une embolie pulmonaire foudroyante... Elle a laissé (bien involontairement) deux enfants sur le carreau, dont une fille, collégienne qui s'interdira sans doute toute émotion pour se protéger. La crise a commencé pendant qu'elle embrassait son petit garçon pour lui dire bonne nuit la veille au soir...
Dire trop tôt adieu à une maman...
Voir mourir son enfant...
Agnes avait 44 ans...
Je comprends
De l'absurdité...
Bien à toi...
C.

Anonyme a dit…

Ta mère ne t'a pas vue femme mais elle avait une entière confiance en l'ado que tu étais et en la belle et intelligente femme que tu allais devenir. Comme quand tu plantes une graine de tomate et que tu sais que ce sont des tomates qui vont pousser, pas des patates.

Bises.
H.P.